IA= Boite de Pandore

Les IA sont une boite de Pandore géniale qu’on ne refermera pas

Nouvelle opportunité ou bien terrible malédiction ? On a demandé à Étienne Mineur, designer réputé pour être l’un des premiers à travailler avec les intelligences artificielles, ce qu’il pense des bouleversements créés par Dall-E et Midjourney.

Comme les choses ont changé en moins d’un an ! Perçues comme une curiosité technologique il y a quelques mois, les IA génératives comme Dall-E, Midjourney et Stable Diffusion ont totalement bouleversé le paysage de la création artistique. Alors que la question des copyrights et de la place des artistes se pose face à ces machines qui réalisent des dessins en moins d’une minute, Étienne Mineur a des choses à raconter. Ce designer français réputé est l’un des premiers à s’être emparé de ces outils dans un cadre professionnel et de formation. On lui a demandé comment il envisageait l’avenir face à ce bouleversement inéluctable.

Comment avez-vous découvert et accueilli les IA génératives ?

Etienne Mineur : Au début, j’avoue que j’étais sceptique. J’avais suivi les premières œuvres créées avec des GAN et je trouvais que c’était trop marqué comme style. Ça se voyait que c’était le travail d’une machine. Je pensais que ça donnerait des résultats intéressants dans une dizaine d’années. Et puis j’ai des amis ingénieurs qui m’ont envoyé un lien vers Disco Diffusion, sorti il y a un an environ. C’était encore très lent, il fallait compter une heure pour avoir une image. C’était intéressant comme de la recherche pour comprendre comment ça fonctionne. Puis Midjourney est arrivé sur Discord et ça m’a vraiment bouleversé et changé ma manière de voir les choses. J’ai compris qu’on avait ouvert une sorte de boîte de Pandore géniale et qu’il n’y avait plus de retour en arrière.

Qu’est-ce que ça change dans votre manière de travailler ?

E. M. : Dans mon métier, on fonctionne beaucoup avec des moodboards. On fait des collections d’images que l’on regroupe par thématiques pour faire ressortir une idée. Les IA ont non seulement cette capacité de remplacer les moodboards, mais elles nous donnent aussi l’occasion d’instaurer un dialogue avec une logique qui est presque extraterrestre. Bien sûr elle génère beaucoup de scories et de déchets, mais une fois sur 10 elle vous propose un design, une idée sur laquelle on n’aurait jamais eu l’idée d’aller en tant que créateur. J’ai par exemple réussi à générer des typos à base de crème fouettée, une idée un peu idiote, mais qui m’a donné quelques résultats vraiment intéressants. Après je ne considère pas les images générées par les IA comme des images définitives. Ce sont juste des planches de style qui ouvrent des pistes. Quand je discute avec des collègues graphistes aux États-Unis ou au Canada, ils me disent tous qu’ils utilisent des IA de cette manière. C’est un outil qui permet avant tout d’ouvrir des portes qu’on ne soupçonnait pas. Mais nous n’avons pas le fantasme de la machine pouvant nous livrer une image parfaite ex nihilo.

Quels sont les inconvénients de ces outils ?

E. M. : Je vois trois défauts immédiats. Le premier c’est la censure qui accompagne les outils comme Dall-E ou Midjourney. Je travaille en ce moment sur la création de nouvelles images censées illustrer les maladies mentales au Canada. On s’est rendu compte que certains mots comme « maladie mentale », « suicide » ou même « derrière » étaient filtrés, ce qui est assez problématique. Pour le moment, nous contournons le problème en utilisant une version de Stable Diffusion qui s’appelle Unstable et qui est dépourvue de censure puisqu’elle sert surtout à générer des images pornos. Le deuxième problème, ce sont les biais algorithmiques qui sont le résultat de la surcouche d’entraînement des IA. J’ai essayé de faire des statues grecques avec Unstable, il ne m’a sorti que des modèles masculins extrêmement musclés ou bien des femmes à la poitrine énorme. À l’avenir, il faudra de plus en plus compter sur des versions customisées d’outils de génération pour obtenir des résultats plus précis. Enfin, il faut faire attention à la normalisation des images générées par ces outils, qui finissent par toutes se ressembler. Cela veut dire qu’il faut avoir la culture nécessaire pour s’extirper du style Midjourney. Cela veut aussi dire que le public va exercer son œil et qu’il saura bientôt faire la différence entre une image directement générée par IA et une image pensée par un humain.

Vous formez beaucoup d’étudiants. Quelles ont été leurs réactions quand vous leur avez parlé des IA ?

E. M. : Quand j’ai commencé à en parler l’année dernière, personne dans l’amphithéâtre ne connaissait ces outils. En septembre, 30 % les connaissaient, en octobre 50 % et maintenant ils sont devenus totalement incontournables. Si je devais résumer brièvement, je dirais que les jeunes de 18 ans trouvent ça génial tandis que ceux qui sont en fin de cursus ou qui commencent à travailler, vers 25 ans, sont catastrophés par les IA et pensent qu’ils vont perdre leur travail.

Ont-ils raison de penser ça ?

E. M. : Difficile de répondre de manière simple. Je pense que chaque saut technologique de ce type a toujours perturbé les métiers concernés. Mais il faut bien comprendre qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Dans les trois à cinq ans à venir, il y aura des perturbations avec des gens qui vont sans doute perdre leur job. On peut comparer ça avec l’arrivée de la PAO (publication assistée par ordinateur) qui a fait sauter plein de métiers autour de la photocomposition. Du jour au lendemain, le temps de travail avait été divisé par 10 ou par 20 tout en ouvrant plein de portes créatives. Je pense que ça va être difficile pour les illustrateurs à qui on demande de faire des dessins pas forcément originaux. Je travaille beaucoup dans des boîtes de jeux de société et c’est un milieu où l’on demande un peu toujours la même chose, à savoir des dragons, des magiciens ou des robots cyberpunks. Toute l’esthétique de cette industrie repose sur des codes ou des clichés qui sont très facilement reproductibles par des IA. On peut inclure aussi les couvertures de romans ou les affiches de films. Tout ce travail pourra aisément être fait par des machines à l’avenir. Même chose pour le packaging. J’ai déjà croisé des patrons qui ont viré toutes les agences de design et de marketing avec qui ils travaillaient pour ne garder que deux ou trois DA et des IA pouvant générer des slogans publicitaires et des images.

Comment la profession va-t-elle évoluer face à ce nouveau paradigme ?

E. M. : C’est assez inquiétant de se dire qu’une IA peut reproduire en une minute un dessin qui vous aura demandé une semaine de travail et 10 ans d’expérience et de recherche en style. Des artistes seront en concurrence directe avec des types sortis d’école de commerce qui auront les mêmes capacités techniques pour produire du design ou du graphisme. Ça va pousser les designers et les illustrateurs graphistes à être très originaux et à proposer de nouvelles choses mêmes s’il y a toujours le risque de voir son travail intégré par les IA puis reproduit ensuite. Ensuite, il faut bien se rendre compte que le style est une chose que l’on ne peut pas revendiquer en tant que graphiste. Quand Hergé a commencé à dessiner à la ligne claire, on a eu des Moebius puis des Riad Sattouf qui ont pris ce style pour en faire quelque chose. On est jamais tout seul quand on dessine. Donc il ne faut pas se bloquer là-dessus. Le risque que l’on peut avoir c’est de penser que votre travail n’est que le résultat de ce que vous avez dessiné. Or il y a une réflexion en amont, un regard, une manière de voir les choses et c’est cet élément qui est important. On doit se repositionner sur notre cœur de métier. Est-ce que c’est mon coup de pinceau ou ma manière de voir le monde qui a de la valeur ? Pour en arriver là, il faut presque délaisser l’habileté gestuelle à une habileté langagière. Il faut approfondir l’histoire de l’art et du design pour tout connaître et pour pouvoir dialoguer avec la machine.